Isabelle Pitre Maître Artisan spécialisé en Conservation et Restauration de tableaux. Dans son atelier de la rue Traversière située en plein cœur de Paris, les toiles chinées en France et à l’étranger côtoyant les œuvres de collections privées renaissent tour à tour entre ses mains.

Restaurer la peinture est un geste exigeant, patient et modeste où l’artisan se met non seulement au service de l’artiste mais surtout à l’écoute de l’œuvre.

Un travail de proximité imposant d’emblée l’humilité est nécessaire à l’ouverture d’un espace sacré dans lequel chaque rite a son importance : du premier regard balayant la toile au dernier coup de pinceau la libérant, l’artisan ne cesse d’entrer plus avant, par-delà la surface visible de l’œuvre, dans l’intimité profonde de cette matière animée dont la vie picturale demande à être révélée, à la manière d’un songe aux indices narratifs effacés.

Expérience corpusculaire de la peinture

Ce n’est pas seulement en tant que restauratrice qu’Isabelle Pitre touche à l’essence de la peinture : la rencontre avec une toile, est à chaque fois une expérience unique qui, réclame un diagnostic singulier évaluant, après un premier constat d’état, la nécessité et la limite du travail de restauration, mais révélant surtout, outre la facture même de l’œuvre, sa composition intrinsèquement chimique.

De là, il convient d’ausculter l’œuvre comme un organisme vivant susceptible de réagir au contact d’éléments extérieurs qui ne feraient pas déjà partie de son anatomie propre ni de sa constitution originale. La matière de la toile, incroyablement sensible et vulnérable, peut rejeter de l’intérieur le corps qui lui est étranger comme elle peut au contraire s’y exalter et renaître alors à la lumière.

Tel un artisan mais aussi tel un physicien, ou encore tel un médecin – Isabelle Pitre, se déclarant elle-même « simple outil au service des œuvres » manie, outre la palette, les instruments du chirurgien – la restauratrice étudie d’abord son sujet puis soigne sa peinture. Il s’agit de faire apparaître le matériau même des œuvres, de creuser en lui comme on procèderait en profondeur à une fouille archéologique identifiant chaque épaisseur comme autant de couches révélant l’état et datant l’origine du fragment découvert. A partir d’examens précis réalisés aux rayons infrarouges et ultraviolets, Isabelle Pitre révèle le fond de la toile et en déconstruit la généalogie.

Ouverture des œuvres à l’histoire

C’est dans le croisement des compétences techniques et des essences à la fois artistiques, historiques et scientifiques que se trouve le nœud du métier de la restauration d’œuvres d’art. Et ce n’est sans doute pas un hasard, confie-t-elle avec finesse, si dans sa famille, tous sont chercheurs : « Ma mère est peintre, mon père scientifique, mon frère docteur au CNAM, ma sœur au CNRS et mon grand-père était mineur ». Son atelier, le vestibule d’un laboratoire et son métier, le précipité d’une histoire de famille.

D’ailleurs, Isabelle Pitre a toujours été fascinée par les histoires et vibre encore à chaque fois qu’un nouveau détail, déjà apparent ou encore voilé, vient témoigner d’un récit qui raconte et révèle autrement l’œuvre qui gît là sous ses yeux comme pour la première fois. C’est donc, en la matière, sur le modèle de l’enquête, que se produit parfois une prodigieuse découverte et sur celui de la chasse au trésor que se gagne le plus souvent une belle intuition.

Elle-même tenue sans relâche par une ambition de perfectibilité, Isabelle Pitre sait par expérience qu’il faut sans cesse trouver des solutions propres à l’œuvre, autrement dit, toujours établir de nouvelles analyses, mettre au point des techniques encore inédites, ajuster les anciennes aux expériences nouvelles. Tout cela, insiste-t-elle, sans jamais se perdre, sans jamais non plus, vouloir jouer aux alchimistes. Toute imprudence, tout excès risquant à chaque instant, non plus de dévoiler et de restituer la lumière intérieure d’une œuvre, mais au contraire de la recouvrir, sinon de l’éteindre à jamais.

Ressusciter la matière

Cet équilibre périlleux à tenir entre la promesse d’une renaissance et le danger d’une trahison est proprement vertigineux puisqu’il est de part en part soutenu par la difficulté d’avoir à reproduire le même dans l’autre et de retrouver l’original sans en neutraliser l’historial. La frontière délimitant la simple retouche de la pure création est elle-même terriblement fuyante : si l’artisan est tout entier au service de l’œuvre qui lui est confiée et qu’il détient alors entre ses mains, il est aussi du même coup investi du pouvoir quasi-divin de ranimer la toile, autrement dit de lui rendre l’âme. Et cela, sans en altérer l’essence propre ni en falsifier la signature première.

Isabelle Pitre, nourrissant pour les peintures qu’elle restaure un respect presque religieux et un amour tout aussi inconditionnel, ne saurait déroger aux règles sacrées du métier. C’est donc avec une égale humilité qu’elle se place toujours au niveau des œuvres elles-mêmes et qu’elle s’efface dans l’ombre des grands maîtres au profit de la lumière naturelle de leurs peintures, inclinée en mémoire de leur art.

Diplômée de l’Ecole du Louvre et formée à l’IFROA, Isabelle Pitre parfait son impressionnante culture d’historienne de l’Art en affinant l’acuité de son regard par le déploiement d’une extraordinaire sensibilité. Pour elle, cela ne trompe pas et ne fait désormais plus aucun doute : tous les tableaux de l’histoire de la peinture, affranchis des codes de l’art didactique, ne sont jamais que des autoportraits déguisés. A travers une certaine image du monde et un certain visage de l’histoire des hommes, chaque peintre ne donne jamais à voir autre chose que son propre regard, lequel éclaire à son tour le nôtre. Cette intensité doublée de mystère exacerbe la puissance d’expression d’une toile. Il y a toujours par-delà la visibilité et la lisibilité immédiates d’une œuvre, une histoire secrète, une parole muette qui sourd dans la peinture et rejaillit dans le travail de l’artiste.

Résonance intime

Pour sentir cette vibration intérieure de l’œuvre répondant à la pulsion intime du maître, il suffit, confie-t-elle, de respirer, de sentir la peinture, laquelle est en retour une véritable respiration pour elle. Dans son atelier, les parfums de peinture à l’huile mélangés aux vapeurs de térébenthine rendraient presque tangible l’âme qui sature les lieux.

De Lucian Freud à Nicolas de Staël en passant par Mac Avoy, tous les maîtres sont chez eux, chez elle à l’Atelier. Chacun apportant sa palette à la restauratrice déjà douée pour discerner quels pigments doivent entrer dans la composition chromatique et la teinte générale d’une œuvre. Ce talent qu’elle qualifie elle-même de « don » ne lui vient pas de nulle part mais d’ailleurs. De sa filiation dans le sillon des grands maîtres certes, mais aussi de l’empreinte reçue en partage et de la mémoire en héritage de son grand-père, un homme juste qui lui a donné les clés en lui transmettant sa force de travail et en ouvrant pour elle l’horizon du sacrifice dans lequel elle devait d’emblée s’engager pour toujours « mériter son pain ».